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excentrique en Sardaigne, qui vendait aux touristes des diction-
naires français-norvégien-français.
Je téléphonai sur-le-champ à Théodore pour mendier à ge-
noux son pardon. À l autre bout du fil retentit un horrible mu-
gissement.
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Je sautai dans un taxi et dans les dix minutes j étais chez
elle. La malheureuse qui repassait « ma » robe de mariée au
moment où le téléphone se mit à sonner, colla dans un instant
de grande confusion son fer à repasser contre son oreille. Cinq
ans plus tard, j appris que le moyen le plus sûr de brûler l oreille
d une Belge était de lui passer un coup de fil pendant son repas-
sage. Je me souvins alors que la grand-mère maternelle de
Théodore était née à Bruxelles.
Il ne me restait plus qu à remettre au placard ma tenue de
soirée et à apparaître aux noces de ma pharmacienne le visage
souriant, comme témoin d Eddy qui y avait tenu coûte que
coûte. Les jeunes mariés distillaient leur vengeance sur moi,
mais je pris la décision de l assumer avec courage, bien que je
sois resté tout seul au monde en l absence de mon maître An-
toine, interprétant en Chine le second rôle du Premier Jour
d Apocalypse 2.
N avais-je pas perdu dans un délai si court Mary Preston,
sa fille Judy, Dagmar, Eddy et Théodore !& Le cSur serré,
déambulant sur les lieux de mes revers, je bravais mon destin et
refusais de poser mes armes. Je me disais, pour me consoler à
ma manière, qu après chaque hiver revient le printemps. Mais, à
vrai dire, cette année-là, c est l automne qui fit suite à l hiver.
Les circonstances étaient désolantes, une vraie spirale, me
faisant descendre peu à peu en enfer. À la télévision, où je fai-
sais mes premiers pas, les chefs décidèrent de me laisser mari-
ner quelques mois, afin que je m attendrisse après une grève à
laquelle j avais participé ; pendant un bref séjour à Enghien-les-
Bains, je perdis les trois quarts de mes économies au casino ; en
vacances d hiver, je me cassai une côte et brisai ma voiture mal
assurée ; enfin, une Grecque s appropria ma bague ornée de sa-
phirs, héritage de ma grand-mère, en prétendant que je l avais
mise enceinte au cours d une folle nuit à Honfleur ; et pour cou-
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ronner le tout, lors d un repérage à Budapest, en vu d un tour-
nage qui n avait jamais eu lieu, j attrapai des champignons.
Ces deux derniers malheurs me furent les plus sensibles,
car la Grecque n était même pas une sujette grecque, mais un
travesti d origine libanaise, et lesdits champignons n étaient pas
de dociles végétaux occidentaux, mais une variante magyare
sophistiquée de la chaude-pisse, importée de la Roumanie, que
l on ne pouvait guérir qu avec une pommade qui faisait perdre
les cheveux.
En face de moi se trouvait le désert qu il fallait traverser à
pied en pleine solitude. Entêté, je me mis en route, me dépla-
çant avec ruse d une chimère à un autre mirage de l espérance.
Je m arrêtais dans des oasis imaginaires, près de sources imagi-
naires, entourée d arbres fruitiers imaginés. Après avoir bu à ma
soif et mangé à ma faim, je continuai mon voyage de long en
large de ma chambre et conservai ainsi la vie sauve dans le dé-
sert. Sans avoir autre chose à faire que ce que je considérais
comme ma mission dans ce bas monde : apprivoiser la tragédie.
La tragédie, il fallait seulement accélérer son cours pour
qu elle se transforme d une façon magique en comédie, et pour
que ses spectateurs en rient avec gratitude. Mes spectateurs les
plus reconnaissants étaient Vladimir, le cameraman à la télé,
écarté comme moi à cause de la grève du personnel, et Pascal le
bossu, l ancien cascadeur, le neveu d Antoine. En leur compa-
gnie, mes démarches à vau-l eau et mon état d esprit qui péricli-
tait semblaient les plus nobles et les plus courageux au monde,
surtout dans une boîte de nuit à Pigalle où nous nous jetions
avec application dans la vie nocturne.
Grâce au fait que le premier de l an, à minuit treize, nous
débarquions à l Abricot de Vénus en tant que les premiers
clients, la bosse de Pascal promettait à la mère maquerelle et à
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ses filles une année sous les meilleurs auspices, et toutes ces
dames superstitieuses se précipitèrent pour toucher la fameuse
bosse et nous offrir à boire pour renforcer le présage de bon au-
gure. À partir de cette nuit, nous étions toujours bienvenus à
l Abricot, et par-dessus tout au petit matin, quand pour l une
des filles la nuit menaçait de s achever sans client& L envie de
nos compagnes nocturnes de caresser la bosse de Pascal était
insatiable, tout comme leur espoir de rencontrer un jour le véri-
table homme de leur vie.
Cette chance n était pas la seule conséquence de la bosse
magique, mais plutôt du brio de notre trio qui accélérait la tra-
gédie commune. Les trois clowns mélancoliques exprimèrent
durant ces folles nuits tant d énergie vitale, qu aujourd hui il me
paraît tout à fait incroyable que mes deux complices soient par-
tis dans les champs de chasse éternelle. La bosse de Pascal ne
fut pas capable de guérir son propriétaire d un cancer, ni de
sauver Vladimir d une maladie encore plus grave, que l on sur-
nomme le suicide. Quand je pense à eux, il me semble que je
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