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cherchez-le parmi les hommes qui achèvent leur vie, et, de préférence, parmi ceux qui déjà sont étendus sur
leur lit de mort, parmi ceux enfin qui n'auront plus à consulter les poulets sacrés ni à jeter les dés. Car
ceux-là seuls peuvent se féliciter d'une chance fidèle et d'un bonheur constant.
» Sophocle n'a-t-il pas dit en son Oedipe roi:
Ne proclamons heureux nul homme avant sa mort?
Ces conseils déplaisaient à Quatrefeuilles, qui goûtait mal l'idée de courir après le bonheur derrière les saintes
huiles. Saint-Sylvain ne se faisait pas non plus un plaisir d'aller tirer la chemise aux agonisants ; mais,
comme il avait de la philosophie et des curiosités, il demanda au bibliothécaire s'il connaissait un de ces
beaux vieillards ayant jeté pour la dernière fois leurs dés glorieusement pipés.
Chaudesaigues hocha la tête, se leva, alla à la fenêtre et tambourina sur les vitres. Il pleuvait ; la place
d'armes était déserte. Au fond se dressait un palais magnifique dont l'attique était surmonté de trophées
d'armes et qui portait à son fronton une Bellone casquée d'une hydre, cuirassée d'écailles et brandissant un
glaive romain.
Allez dans ce palais, dit-il enfin.
Quoi ! fit Saint-Sylvain surpris. Chez le maréchal de Volmar?
Sans doute. Quel mortel plus fortuné, sous le ciel, que le vainqueur d'Elbruz et de Baskir? Volmar est un
des plus grands hommes de guerre qui aient jamais existé, et, de tous, le plus constamment heureux.
Le monde entier le sait, dit Quatrefeuilles.
Il ne l'oubliera jamais, reprit le bibliothécaire. Le maréchal Pilon, duc de Volmar, venu dans un temps où
les conflagrations des peuples n'embrasaient plus toute la surface de la terre à la fois, sut corriger cette
ingratitude du sort en se jetant avec son coeur et son génie sur tous les points du globe où s'allumait une
guerre. Dès l'âge de douze ans il servit en Turquie et fit la campagne du Kourdistan. Depuis lors il a porté ses
armes victorieuses dans toutes les parties du monde connu ; il a franchi quatre fois le Rhin, avec une si
insolente facilité que le vieux fleuve couronné de roseaux, séparateur des peuples, en parut humilié et bafoué
; il a, plus habilement encore que le maréchal de Saxe, défendu la ligne de la Lys, il a franchi les Pyrénées,
forcé l'entrée du Tage, ouvert les portes caucasiennes et remonté le Borysthène ; il a tour à tour défendu et
combattu toutes les nations d'Europe et trois fois sauvé sa patrie.
CHAPITRE V. LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE 47
Les sept femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
CHAPITRE VI. LE MARÉCHAL DUC DE VOLMAR
Chaudesaigues fit apporter les campagnes du duc de Volmar. Trois garçons de bibliothèque pliaient sous le
faix. Les atlas ouverts s'étendaient sur les tables à perte de vue.
Voici, messieurs, la campagne de Styrie, la campagne du Palatinat, la campagne de Karamanie, celle du
Caucase et celle de la Vistule. Les positions et la marche des armées sont indiquées exactement sur ces cartes
par des losanges accompagnés de jolis petits drapeaux et l'ordre des batailles y est parfait. Cet ordre se
détermine généralement après l'action et c'est le génie des grands capitaines d'ériger en système, à leur gloire,
les caprices du hasard. Mais le duc de Volmar a toujours tout prévu
» Jetez les yeux sur ce plan au dix-millième de la fameuse bataille de Baskir remportée sur les Turcs par
Volmar. Il y déploya le plus prodigieux génie tactique. L'action était engagée depuis cinq heures du matin ; à
quatre heures du soir, les troupes de Volmar, accablées de fatigue et leurs munitions épuisées, se repliaient en
désordre ; l'intrépide maréchal, seul a la tête du pont jeté sur l'Aluta, un pistolet à chaque main, brûlait la
cervelle des fuyards. Il opérait sa retraite quand il apprit que les ennemis, en pleine déroute, se précipitaient
éperdument dans le Danube. Aussitôt il fit volte-face, se jeta à leur poursuite et acheva leur destruction. Cette
victoire lui valut cinq cent mille francs de revenu et lui ouvrit les portes de l'Institut.
» Messieurs, pensez-vous trouver un homme plus heureux que le vainqueur d'Elbruz et de Baskir? Il a fait
avec un bonheur constant quatorze campagnes, gagné soixante batailles rangées et trois fois sauvé d'une ruine
totale sa patrie reconnaissante. Chargé de gloire et d'honneurs, il prolonge au delà du terme ordinaire, dans la
richesse et la paix, son auguste vieillesse.
Il est vrai qu'il est heureux, dit Quatrefeuilles. Qu'en pensez-vous, Saint-Sylvain?
Allons lui demander audience, répondit le secrétaire des commandements.
Introduits dans le palais, ils traversèrent le vestibule où se dressait la statue équestre du maréchal.
Sur le socle étaient inscrites ces fières paroles: « Je lègue à la reconnaissance de la patrie et à l'admiration de
l'univers mes deux filles Elbruz et Baskir. » L'escalier d'honneur élevait la double courbe de ses degrés de
marbre entre des murs décorés de panoplies et de drapeaux et son vaste palier conduisait à une porte dont les
battants s'ornaient de trophées d'armes et de grenades enflammées et que surmontaient les trois couronnes
d'or décernées par le roi, le parlement et la nation au duc de Volmar, sauveur de sa patrie.
Saint-Sylvain et Quatrefeuilles s'arrêtèrent, glacés de respect, devant cette porte close ; à la pensée du héros
dont elle les séparait, l'émotion les tenait cloués sur le seuil et ils n'osaient affronter tant de gloire.
Saint-Sylvain se rappelait la médaille frappée en commémoration de la bataille d'Elbruz, et qui présentait à
l'avers le maréchal posant une couronne sur le front d'une victoire ailée, avec cet exergue magnifique:
Victoria Caesarem et Napoleonem coronavit ; major autem Volmarus coronat Victoriam. Et il murmura:
Cet homme est grand de cent coudées.
Quatrefeuilles pressait des deux mains son coeur, qui battait à se rompre.
Ils n'avaient pas encore repris leurs sens quand ils entendirent des cris aigus qui semblaient sortir du fond des
appartements et se rapprochaient peu à peu. C'était des glapissements de femme mêlés à des bruits de coups,
suivis de faibles gémissements. Soudain, les battants brusquement écartés, un très petit vieillard, lancé à
coups de pied par une robuste servante, s'abattit comme un mannequin sur les marches, dégringola l'escalier,
CHAPITRE VI. LE MARÉCHAL DUC DE VOLMAR 48
Les sept femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
la tête la première, et tomba cassé, disloqué, brisé, dans le vestibule, devant les valets solennels. C'était le duc
de Volmar. Ils le relevèrent. La servante, échevelée et débraillée, hurlait d'en haut:
Laissez donc ! On ne touche ça qu'avec le balai.
Et, brandissant une bouteille:
Il voulait me prendre mon eau-de-vie ! De quel droit? Eh ! va donc, vieux décombre ! C'est pas moi qui
suis allée te chercher, bien sûr, vieille charogne !
Quatrefeuilles et Saint-Sylvain s'enfuirent à grands pas du palais. Quand ils furent sur la place d'armes,
Saint-Sylvain fit cette remarque qu'à sa dernière partie de dés le héros n'avait pas été heureux.
Quatrefeuilles, ajouta-t-il, je vois que je me suis trompé. Je voulais procéder avec une méthode exacte et
rigoureuse ; j'avais tort. La science nous égare. Revenons au sens commun. On ne se gouverne bien que par
l'empirisme le plus grossier. Cherchons la bonheur sans vouloir le définir.
Quatrefeuilles se répandit longuement en récriminations et en invectives contre le bibliothécaire, qu'il traitait
de mauvais plaisant. Ce qui le fâchait le plus, c'était de voir sa foi dévastée, le culte qu'il vouait au héros
national avili, souillé dans son âme. Il en souffrait. Sa douleur était généreuse, et, sans doute, les douleurs
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